Bon, comme la journée des femmes approche, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive un mot sur le sujet sinon j’allais encore me faire engueuler.
Seulement voilà, vous savez quoi ? C’est un sujet compliqué, et pas pour les bonnes raisons.
La physique quantique est compliquée, coloniser Mars est compliqué, installer un dolby-surround est compliqué, mais la question du féminisme est simple : il s’agit de considérer et de traiter les personnes des deux sexes de manière égale. Je ne crois pas qu’on nage en pleine utopie.
Et mon problème, c’est que je ne vois pas ce que je pourrais vous raconter qui n’ait pas déjà été dit et répété. Finalement, le sexisme appartient à cette espèce de fratrie de demeurés au sein de laquelle figure le racisme et toutes ces pseudo-doctrines qui reconnaissent une sorte de hiérarchie générale au sein de notre espèce. C’est une vision qu’il est difficile de changer, parce qu’elle ne découle plus de l’ignorance, mais de la mauvaise foi. La prise de conscience, elle a déjà eu lieu. Que pouvons-nous faire d’autre ?
Et quoi qu’on en dise, la cause avance : j’imagine par exemple que nous sommes aujourd’hui infiniment plus nombreux à nous prononcer radicalement contre la violence infligée aux femmes que radicalement pour. Progrès ! Mais il reste tellement de chemin ! Parce que le sexisme est un dieu moderne aux mille visages auquel notre société entière voue une culte de chaque instant : la publicité, la télévision, les clips vidéos, les médias en général, bref, la moitié de ce qui est issu de notre mode de vie est sexiste, mais ça, vous n’avez pas besoin qu’on vous le dise.
Lorsque vous lisez un article clamant que les hommes considèrent que les brunes sont plus profondes, plus intelligentes et meilleures au lit que les blondes, vous savez que vous vous roulez dans les stéréotypes. Lorsque l’on vous dit que les rédactrices qui pondent ce genre de trucs sont perçues comme des parangons de féminité épanouie, vous sentez qu’on n’avance pas dans la bonne direction (je pourrais en parler tant et plus, mais ça ne serait jamais aussi bien que ce brillant article de « c’est la gêne »). Lorsque Barack Obama nomme une nouvelle juge à la Cour Suprême et que les réactions fusent avec une véhémence hallucinante pour dénoncer son incompétence en se basant sur son physique, c’est qu’il y a un problème. Même chose lorsque Marion Bartoli remporte Wimbledon et qu’on lui dénigre ses mérites parce qu’on n’aime pas ses cuisses.
Enfin bon, je pense que vous voyez où je veux en venir.
Même cette ancienne marmite en fonte voit où je veux en venir.
Le truc, c’est que soit vous êtes d’accord et vous vous dites « et alors ? », soit vous ne l’êtes pas et vous êtes probablement en train de me traiter de pédé ou quelque chose approchant. Mais il me paraît peu vraisemblable que vous soyez en ce moment-même en train de reconsidérer intégralement votre faisceau de valeurs sous le coup de la révélation.
Donc, comme je le disais, je ne vais pas parler de tout ça. Je veux dire, pas plus que la page complète que je viens d’y consacrer. À la place, nous allons nous pencher sur quelques grandes femmes de l’Histoire, de celles qui ont marqué leur époque et qui nous indiquent que finalement, ça fait des millénaires que nous avons eu la preuve que la femme est tout aussi capable que l’homme de mener le monde à la prospérité, ou à la ruine.
Théodora, impératrice de Byzance
Certains contes nous relatent vie d’une quelconque clodo s’ébrouant dans la fange du bas peuple avant d’être remarquée pour sa grande beauté par quelque bon prince qui passait par là par hasard, lequel en fait son épouse et tous deux deviennent des monarques justes et miséricordieux.
L’histoire de Théodora diffère quelque peu puisqu’elle fut surtout remarquée pour son intelligence et parce qu’une fois sur le trône, elle et son mari ne devinrent pas exactement des monarques justes et miséricordieux. Par contre, sous leur influence, Byzance atteignit l’apogée de sa puissance.
Théodora est la fille d’un dresseur d’ours et d’une acrobate, fonctions certes honorables mais dont les débouchés vers le trône sont plutôt restreints. Réputée dégourdie et entreprenante, elle se lie d’amitié dans sa jeunesse avec le futur empereur Justinien, qu’elle séduit par sa vivacité d’esprit, son sens de la répartie et sa beauté (quand même). Elle-même exerce le métier d’actrice et danseuse – ce qui signifiait probablement un peu plus qu’actrice et danseuse – et est mère d’une petite fille, bref, le profil type de la future impératrice. L’empereur d’alors, Justin, modifie les lois (mais Justin peut) afin de permettre un mariage entre les deux tourtereaux, lequel eut lieu en 525, et l’amour triompha dans la glorieuse Byzance.
Véritable photo (de Cendrillon)
Deux ans plus tard, lorsque Justinien monte sur le trône, il nomme son épouse co-impératrice et lui octroie un pouvoir égal au sien sur la gestion des affaires d’état, faisant d’elle la femme la plus puissante que connaîtra l’empire en plus de mille ans d’existence. Le couple mène une vie de famille relax et traditionnelle, avec papa qui va travailler et maman qui gère la maison, mais en version, vous savez, « empereurs de Byzance » : donc pendant que Justinien s’en va botter le train des Vandales, des Perses et des Ostrogoths, Théodora administre les affaires impériales, ratifie des lois et traite avec les puissances étrangères, devenant au passage l’une des premières souveraines de l’Histoire à octroyer plus de droits aux femmes. Parmi ses décisions figurent notamment l’interdiction de la prostitution (décret accompagné de mesures efficaces pour aider les ex-prostituées à se reconvertir), la protection des comédiennes, une farouche opposition à la traite des blanches et l’alourdissement des pensions versées aux femmes lors des divorces.
Donc messieurs, lorsque vous considérez verser à votre ex-femme une pension alimentaire digne de Byzance, il se trouve que c’est exactement ça.
Certains prétendent que Théodora tirait les ficelles de l’empire depuis les coulisses, mais ça n’est apparemment pas totalement exact : s’il faut relever un mérite à Justinien, c’est qu’il avait su s’entourer de personnages brillants, généraux, juristes, conseillers en qui il avait confiance et dont il écoutait attentivement les avis, et tant pis pour les qu’en dira-t-on. Parmi eux, quelques grands noms comme Bélisaire, Tribonien, Narsès et, bien sûr, Théodora : des personnalités remarquablement intelligentes, quoi que pas forcément toujours très scrupuleuses, comme on va le voir avant peu.
L’idée fixe de l’empereur est de redonner sa gloire passée à l’empire Romain en réunifiant toutes les provinces perdues aux bourrins au fil des derniers siècles. Il sera le dernier à tenter la manœuvre et y parviendra cahin-caha : au terme d’innombrables batailles remportées par ses brillants généraux, essentiellement Bélisaire et Narsès, la mer méditerranée était – plus ou moins – redevenue la piscine privée du peuple romain. Mais cette réunification ne devait pas durer longtemps. Du reste, au terme des campagnes, toute l’Italie était en ruine.
C’était partout le sud.
Dans le même temps, à Constantinople, dont l’empereur Constantin avait fait deux siècles plus tôt la ville la plus riche et la plus puissante au monde, Justinien construit, construit, construit. L’art et l’architecture Byzantine atteignent leur pinacle sous son règne, faisant crouler la capitale sous les merveilles en tête desquelles trône la basilique Sainte-Sophie.
Ça ne vous dérange pas que je vous parle essentiellement de Justinien dans cette rubrique pro-féministe sur Théodora ?
Néanmoins, Justinien n’avait pas que des amis. Pour être plus précis, il était totalement cerné par des ennemis : son extraction douteuses – il avait hérité du trône par son oncle, lui-même ancien général nommé empereur par le Sénat à l’âge 65 ans – ainsi que celle, plus basse encore, de sa femme, de même que les impôts délirants qu’il levait pour financer ses armées, lui valaient de profondes inimités des toutes les classes sociales. En outre, rappelons que Byzance était un empire converti au Christianisme : on n’y persécutait pas les croyants comme à Rome, alors les croyants se persécutaient entre eux. Théodora, adepte d’une doctrine appelée le « monophysisme » alors considérée comme hérétique, limita grandement les injustices dont les siens étaient victimes, allant jusqu’à demander à Bélisaire, en train de guerroyer en Italie, de destituer un pape et d’en nommer un plus souple à sa place. Tout cela valut d’importantes levées de boucliers dans l’empire et essentiellement à Constantinople.
En 532, seulement cinq ans après le début du règne de Justinien, un soulèvement général, la Sédition Nika, précipita le trône au bord du gouffre : deux factions importantes s’unirent pour s’opposer à l’empereur, à savoir les « bleus », représentant la noblesse, et les « verts », issus de la frange populaire (voyez en ces couleurs une petite influence « hippodrome », on y viendra. En attendant, c’est bien pratique). Et l’on sait que lorsque l’aristocratie et l’extrême pauvreté s’allient contre un ennemi commun, c’est qu’on les a vraiment poussé à bout.
Normalement, les verts et les bleus s’affrontent, c’est dans la nature des choses.
En quelques jours, pas moins du tiers de Constantinople est rasé, la ville est en flammes, les hommes de Justinien sont débordés, impuissants. L’empereur est paraît-il sur le point de partir par la petite porte et de se reconvertir en sabotier ou quelque chose comme ça, mais Théodora n’a pas l’intention de retourner à la case rue et trouve les mots pour raviver le courage de son époux.
Les soldats de Justinien étant dépassés, il n’y a pas trente six moyens de régler le problème : l’empereur cède. Il propose une trêve, engage des pourparlers. À sa demande (quoi que les théories divergent sur ce point), les émeutiers se regroupent dans l’hippodrome, monstrueux édifice central de la vie de Constantinople où jusqu’à cent mille personnes pouvaient assister aux très populaires courses de chevaux, ou parier sur les écuries, séparées en couleurs représentant diverses factions de la ville. Une fois que tout ce beau monde est regroupé à l’intérieur, tout occupé à s’échanger des high-five et à célébrer la victoire, Bélisaire, à peine rentré d’une campagne victorieuse contre les Perses, encercle le monument avec ses hommes et passe à l’attaque. Entre 30’000 et 80’000 civils sont massacrés.
Je ne sais pas si l’idée émanait de Théodora ou de Justinien, mais il fallait quand même des tripes pour décider de transformer l’hippodrome en boucherie. Et des tripes, il y en eut à foison.
Et ceci, mes bons amis, s’avéra suffisant pour mettre un terme à la révolte. Pour reconstruire la ville, Justinien finira de vider ses coffres mais Constantinople se relèvera plus belle et plus glorieuse que jamais, ce qui est conforme à ses habitudes, on en parlera à une autre occasion.
Théodora mourut en 548 d’une maladie ressemblant suspicieusement au cancer du sein. De dix-sept ans la cadette de l’empereur, elle décéda autant d’années avant lui et on dit que Justinien souffrit énormément de voir partir tout à la fois son amour, sa conseillère et son amie. Beaucoup de rumeurs circulent encore aujourd’hui sur l’impératrice, formant avec son époux l’une des figures les plus controversées de l’histoire byzantine ; certains continuent à voir en elle une nymphomane extravertie accroc au pouvoir menant l’empereur à la baguette, mais il est devenu généralement admis que s’il est possible que Théodora ait joui de la vie sexuelle la plus épanouie de toute l’histoire des impératrices, elle avait adopté un comportement irréprochable sitôt rapprochée de Justinien.
Princesse Zhao Pingyang de Chine
Un peu avant l’an 600, la Chine avait été propulsée première puissance asiatique par un âge d’or qu’elle devait à l’empereur Sui Wendi, lequel avait unifié une bonne partie du pays par l’exercice d’une subtile diplomatie appuyée par de vastes armées. Sous son règne, la paix s’installa dans l’empire du milieu, la Grande Muraille et le Grand Canal furent consolidés, la corruption diminua et l’économie du pays explosa. Nombre d’écoles, de routes et de digues furent construites et la nourriture s’entassa dans les greniers. Habitué aux travaux invraisemblablement coûteux en vies humaines, aux famines, aux pillages et aux guerres, le peuple Chinois retrouva le moral et prospéra.
Malheureusement, ce genre de choses ne durait jamais bien longtemps en Chine. Lorsque Sui Yangdi, le fils de Sui Wendi, reprit les rênes du pays à la mort de son père, il remit de l’ordre dans tout ceci et renoua avec les bonnes vieilles traditions. Il entreprit ce qu’on appellera la « politique du million » : la poursuite des travaux initiés par son père sur la muraille et le canal coûtèrent un million de vies humaines, tout comme les trois tentatives d’invasions de la Corée en 612, 613 et 614, au cours desquelles il lança à chaque fois un million d’hommes se faire écraser par les vaillants Coréens (aidés par leur alliée-du-moment, la malaria). Greniers et coffres étaient vides, le peuple avait faim, le désespoir régnait dans les cœurs, tout était rentré dans l’ordre.
Vous savez, amis Chinois, cela ne vous sert à rien de construire une muraille si son édification vous coûte plus d’hommes que les invasions qu’elle devait aider à repousser.
Toutefois, parmi tous ses généraux incompétents et conseillers incultes, l’un d’entre eux, Li Yuan, sortait du lot : né paysan et engagé très tôt dans l’armée, il avait atteint le grade de général et gagné le respect inconditionnel de ses hommes. Logiquement, Sui Yangdi prit peur devant la capacité de cet homme à mettre un pied devant l’autre sans qu’un million de Chinois en meurent et l’envoya se perdre aux frontières, où il était attendu que Mongols et compagnie lui règlent son compte.
Or, après plusieurs tentatives virilement repoussées, Mongols et compagnie firent la paix avec Li Yuan, signèrent des traités et promirent de ne plus jamais attaquer la Chine avant de s’en aller panser leurs blessures. Pour Sui Yangdi, que la situation tendue en son pays avait rendu quelque peu parano, c’en était trop : une telle menace ne devait pas troubler plus longtemps la paix impériale. Il ordonna son arrestation et son exécution, signant dans le même temps son propre arrêt de mort.
Li Yuan, apprenant la nouvelle, se trouva dos au mur : soit il acceptait la sentence injuste de l’empereur, soit il engageait le combat et prenait sa place en cas de victoire. Déjà passé de paysan à général, il n’eut aucune raison de penser que le trône lui était inaccessible et se prépara au combat. La princesse Pingyang reçut alors un courrier de son père lui expliquant que comme il s’apprêtait à marcher sur la capitale à la tête de ses armées, il serait prudent de sa part de mettre un peu de distance entre elle et l’empereur. Il faut préciser que Pingyang était alors l’épouse du Chai Shao, le chef de la garde du palais impérial, et vivait à ce titre à la capitale, Chang’an, au sein même de l’armée que papa s’apprêtait à défier.
Ni une ni deux, elle lâcha son drapeau jaune et quitta la ville.
Lorsque la rébellion éclata, Chai Shao prit la tête d’une cavalerie de volontaires et s’en alla rejoindre Li Yuan. De son côté, la princesse Pingyang regagna ses terres natales où elle vendit toutes les possessions de sa famille pour lever une armée et acheter une énorme quantité de nourriture qu’elle distribua aux affamés. Sa cote de popularité explosa et elle se trouva à terme à la tête de septante mille hommes.
Cette armée, qui sera appelée sobrement « l’Armée de la Dame », convergera en direction des troupes de Li Yuan en soumettant chaque province qu’elle traversait à la manière d’une légion de nounours conquérant les terres et les cœurs par la seule force de l’Amour : les soldats ne pillaient pas et ne touchaient à personne, de la nourriture était distribuée aux civils et aux vaincus. Nombre de volontaires grossissaient les rangs de l’Armée de la Dame à chaque étape.
De son côté, l’empereur ne prenait pas trop la chose au sérieux. Vous pensez bien : une armée dirigée par une femme ne pouvait aller très loin. Toutefois, lorsque père et fille se réunirent, il commença à trouver l’expérience déplaisante. Conforme à ses habitudes, il envoya une vaste troupe se casser les dents sur ses rivaux.
Une fois aux portes de Chang’an, père, fille et beau-fils ne mirent pas longtemps à soumettre les défenseurs. De toute façon, Sui Yangdi avait déjà pris la tangente et rejoint quelque cache d’où il planifia sans doute ses prochaines défaites. Dans tous les cas, un assassin mit fin à ses jours quelques temps après.
Aucune légende asiatique n’est complète si elle n’inclut pas un ninja quelque part.
Après sa victoire, Li Yuan s’assit sur son nouveau trône et le trouva à son goût. La dynastie Tang était née et sous son règne, la Chine allait connaître son deuxième âge d’or, le dernier selon certains dires. Malheureusement, la princesse devait décéder deux ans après l’ascension de son père, âgée seulement de vingt-trois ans. J’ignore les causes de sa mort, par contre on sait que lorsque son père lui offrit des funérailles impériales, certains dans l’aristocratie lui rappelèrent que les femmes n’ont normalement pas droit à ce privilège. En réponse, il leur énuméra ce que le pays devait à la princesse Pingyang et conclut qu’elle n’était pas une femme ordinaire.
Certes, Li Yuan. Mais un doigt tendu aurait suffi.
Ou il aurait pu faire construire des statues comme celle-ci devant leurs fenêtres. Les Chinois étaient des cadors en sculpture après tout.
Didon, fondatrice de Carthage
Didon, fille de Bélos, sœur de Pygmalion, épouse de Sychée, est née au Pays des Noms Rigolos au neuvième siècle avant notre ère, dans l’ancienne cité phénicienne de Tyr, au Liban actuel. Son père en était le roi et Didon, alors nommée Élyssa, ou Élissa, ou Élissar, ou Élysha, ou Élisha, bref, rien qui n’explique comment on en est arrivé à « Didon », sa fille aînée (au roi, pas à Tyr).
Il est très difficile de trouver la véritable histoire de Didon tant les Grecs et les Latins sont passés par là. Déjà parce qu’ils l’ont rapidement propulsée à l’état de légende et vous connaissez la propension de ces gens à rajouter poivre et sel à leurs récits, et aussi parce qu’à terme, la cité de Carthage fut rasée jusqu’au dernier placard à balais par Rome, au terme de guerres qui avaient tourné les armées de l’empire en bourriques pendant des siècles puis d’un siège final qui s’était avéré horriblement coûteux en soldats romains. Rajoutez à cela qu’elle fut reconstruite cent ans plus tard sur ordre de Jules César puis habitée par de nombreuses factions au fil des siècles et vous comprendrez que seules de rares traces de ses débuts ont subsisté, dans l’actuelle banlieue de Tunis.
Contemplez, mortels, la magnifique et majestueuse Carthage !
À la mort de Bélos, et selon sa volonté, la charge du royaume revint de manière égale à ses deux enfants, ce qui s’avéra être une mauvaise idée : d’une part parce que les habitants de Tyr goûtèrent peu à l’idée d’avoir deux dirigeants séparés – c’était sans doute assez compliqué avec un seul – et d’autre part parce que Pygmalion voyait le pouvoir comme son petit cheval en bois avec lequel il jouait étant gosse, à savoir quelque chose qu’il ne voulait pas partager avec sa sœur.
Et puis sa moitié de couronne tombait tout le temps par terre.
Pour accéder seul au trône, le conspirateur commence par faire assassiner Sychée, l’époux bien aimé d’Élysha, qui se trouve également être son oncle (prenez quelques secondes pour vous en faire une image). Sychée était un haut prêtre de Tyr, l’une de ses plus grandes fortunes et un homme extrêmement influent. Une fois débarrassé de lui, Pygmalion revendique sa fortune ; pour Élissa, dont l’autorité était déjà assez contestée avant qu’elle ne perde son puissant mari, ça commence à sentir le sapin.
Quelque temps après, le fantôme de Sychée apparaît en pleine nuit (salaud) devant Élissar, lui révélant le rôle de sa teigne de petit frère dans sa mort ainsi que l’emplacement de son trésor caché et l’enjoignant à mettre les voiles vers des cieux plus cléments.
– « Élisha, tu es en danger ! »
– « Sans blague ! »
Je devrais peut-être préciser que l’on tient ce dernier point du poète Virgile et pas d’un historien. Quoi qu’il en soit, d’une façon ou d’une autre, Élyssa apprit, ou du moins suspecta, que son frère avait commandité l’assassinat (« qui donc peut bien convoiter mon trône, voyons voyons… ») et, redoutant une guerre civile, décida que c’était un bon moment pour des vacances. Elle expliqua à son frère qu’elle voulait voyager pour ratifier de nouveaux traités de commerce, rassembla toute sa clique ainsi que les possessions et les suivants de feu Sychée et quitta la cité de Tyr.
Chemin faisant, elle fait balancer des sacs de sable à la mer, prétendant qu’ils contiennent les trésors de son époux qu’elle offrait aux dieux, afin d’abuser les espions de Pygmalion. Puis elle accoste à Chypre, y embarque de nombreuses vierges du temple d’Astarté qu’elle mariera à son équipage et lève l’ancre direction la Tunisie avec ses familles toutes neuves.
Sur place, elle est rapidement reçue par plusieurs rois locaux à qui elle offre son amitié et demande des terres. L’un de ses interlocuteurs lui répond qu’elle aura des terres, « autant que peut en contenir une peau de bœuf », puis se retourne vers ses collègues-rois et tous sont là « po-po-poooo » pendant que l’ingénieuse Élissa fait découper une peau de bœuf en fines lanières qu’elle joint bout à bout, obtenant une looongue ficelle dont elle se sert pour tracer les frontières de son territoire. Et les rois sont sciés.
« J’ai grandi à Tyr, cité commerçante prospérant depuis plus de mille ans, et vous pensez que je ne sais pas gruger un monarque ? »
Dans l’ensemble, il faut préciser que les nouveaux arrivants étaient les bienvenus aux yeux des cités locales (c’était un autre monde), qui se réjouissaient de nouvelles opportunités commerciales ; Élysha reçut des terres en échange d’un tribut honnête, l’amitié des autochtones ainsi qu’un nouveau nom, Didon, signifiant « la vagabonde » (ce qui veut dire que je vais arrêter de vous embrouiller avec les variantes de son prénom) (et que j’ai menti plus haut en disant qu’on ne savait pas d’où venait ce nom) (du reste, d’autres sources affirment que cela veut dire « fille brave », alors allez savoir). Enfin, Didon et sa suite, ainsi que les nombreuses personnes venues de toute part se joindre à eux, édifièrent en – 814 la cité de Qart-Hadas, « nouvelle vie », qui deviendra par la suite Carthage. Carthage, qui allait dominer la méditerranée pendant des siècles, qui serait la première ville de l’Histoire à construire des bâtisses à plusieurs étages pour y loger les trois cents mille habitants qu’elle abriterait à son apogée, qui allait devenir la première puissance militaire et commerciale du monde antique et d’où seraient issus des grands noms comme Hannon le navigateur ou Hannibal Barca.
Quant à Didon, la légende nous raconte que son esprit acéré et son immense beauté (je n’ai pas précisé qu’on la disait belle car je pensais que ça allait de soi pour une reine, mais il est vrai qu’on la disait spécialement belle, même pour une reine, alors voilà : elle était belle) lui valurent l’amour éperdu d’un roi local appelé Hiarbas (entre bien d’autres noms, mais on va s’en tenir à Hiarbas). Pour favoriser son peuple, la reine aurait accepté de l’épouser, mais se serait donné la mort dans les flammes pour ne pas trahir l’amour qu’elle éprouvait toujours pour son Sychée.
Il existe bien d’autres versions des derniers jours de Didon, parmi lesquelles une qui soutient que la reine aurait accepté le mariage avec le roi local sans l’arnaquer en se boutant le feu. Et vous savez quoi ? Didon, on lui a volé son trône, on a assassiné son mari, on a piétiné la volonté de son père et elle, en retour, n’a jamais songé à se venger. Plutôt que défendre ses droits bafoués avec le sang de ses partisans, elle a fait un pas en arrière, a évité une guerre civile et s’en est allée, avec tous ceux qui désiraient la suivre, gagner des terres par le commerce et la diplomatie puis fonder une ville qui deviendrait infiniment plus glorieuse que Tyr ; c’était une femme merveilleuse, alors j’espère que cette théorie est la bonne : qu’elle ait refait sa vie dans les bras musclés d’un gentil monarque, que tous deux vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.