Les périls de notre patrimoine

Publié: 12 novembre 2014 dans Arts et lettres

Vite : vous faites face à Scarlett Johansson, Hugh Jackman ou qui vous voulez, qui vous donne l’adresse, le numéro, le mot de passe et l’heure de la soirée-sauna avant de s’éclipser. Vous savez que vous ne retiendrez pas l’information et tout ce que vous avez sous la main, c’est un large feutre indélébile et la Joconde. Vous faites quoi ?

La bonne réponse était « mais pourquoi la Joconde ? »

La bonne réponse était « mais pourquoi la Joconde ? »

Pauvre Mona Lisa ! Il aura suffi d’un stylo et d’une situation hautement fantaisiste pour mettre un terme à sa gloire. Certes, c’est un exemple improbable mais ça illustre que la grandeur d’une œuvre ne tient parfois pas à grand-chose.

Or, la façon de partir, ça importe. Carthage n’existe certes plus, mais on sait qu’elle s’est défendue héroïquement ; moins glorieux, le Grand Phare a brûlé un peu bêtement, à cause de ces bourrins de Romains. Les Jardins Suspendus, quant à eux, voient leur existence même remise en cause par certains parce qu’on n’en a pas trouvé la moindre trace dans les ruines de Babylone.

« Professeur ! Je crois que j'ai trouvé quelque chose ! »

« Professeur ! Je crois que j’ai trouvé quelque chose ! »

Que ce soit par les guerres, l’ignorance, l’intolérance ou simplement l’abandon, nombre de grandes œuvres du passé ont rendu l’âme, n’existant plus que dans nos légendes. Mais comme on va le voir, lesdites grandes œuvres ne sont pas forcément égales devant la fatalité ; il arrive à certaines d’entre elles de rejoindre le panthéon du patrimoine perdu ou terni à jamais pour des raisons tellement bêtes que même les statues de Bouddha détruites par les Talibans ne peuvent que réprimer un petit rire en lâchant un « merde vieux, pas de bol ! ».

IKEA et la Chine n’ont jamais regardé Poltergeist

En 2007, des ouvriers chinois dégageant un site pour le monstre IKEA mettent par hasard à jour un site funéraire ignoré dont l’origine sera estimée entre le troisième et le sixième siècle. Le travail de qualité apporté aux décorations indique qu’on n’est pas dans la tombe de Léon le péon.

À ma grande surprise, ils ne libérèrent aucun esprit maléfique et ivre de vengeance piégé lors d'une antique lutte contre un héros sacré, remettant en question tout ce que je croyais savoir sur la Chine.

À ma grande surprise, ils ne libérèrent aucun esprit maléfique et ivre de vengeance piégé lors d’une antique lutte contre un héros sacré, remettant en question tout ce que je croyais savoir sur la Chine.

La chose fut constatée lorsqu’on repéra des briques aux reflets verts parmi la terre et la caillasse dégagées à coups de bulldozers et qu’on découvrit dans le sol un caveau bien amoché ainsi qu’une poignée de tombes dont quelques couvercles venaient d’êtres arrachés. L’une d’entre elles balançait même tristement dans le vide, encore attachée à la paroi par une petite moitié.

Suite à cette découverte, des archéologues du musée de Nanjing demandèrent à IKEA de bien vouloir envisager un petit break dans les travaux, le temps de sauver ce qu’il restait à sauver, mais vous ne serez sans doute pas trop surpris d’apprendre que l’antenne de l’obèse géant du meuble ouvrit l’année d’après sur les décombres encore fumantes du site.

En Chine, la destruction de tombes anciennes peut vous valoir une amende plafonnant à 65’000 dollars, ce qui, pour IKEA, doit à peu près représenter le quart de leur budget annuel dévolu aux répertoires transparents A-Z pour classeurs A5, donc on comprendra qu’ils aient préféré maintenir l’allure.

Quant au gouvernement, et bien disons juste que s’il ne se souciait pas tellement du sort des Chinois durant l’antiquité, il ne s’en préoccupe pas davantage deux mille ans après leur mort : en 2012 par exemple, une section de la Grande Muraille avait été rasée pour permettre la construction d’une usine.

Quoi qu’il en soit, nous avons désormais un magasin IKEA construit sur un cimetière ancien, ce qui est mieux qu’un train fantôme. Car lorsque les esprits des morts se lèveront pour crier vengeance – et ce jour viendra – ils auront à leur disposition une quantité inouïe de meubles à déplacer.

Belize recycle le matériel et l’Histoire

Les anciennes cités Maya ne sont pas exactement le genre d’endroit où l’on décide d’organiser la grande foire annuelle du malt ; dépositaires d’une riche tradition aujourd’hui éteinte, ce sont des lieux que l’on respecte.

Prenons par exemple Noh Mul, situé au Nord du Belize : en 250 avant notre ère, plus de quarante mille âmes prospéraient dans cette ville, laquelle était bâtie autour d’une des plus hautes pyramides qu’ait érigées cette civilisation au nom si adorable ; du reste, si vous souhaitez visiter l’endroit par vous-mêmes, vous serez ravis d’apprendre qu’on vient d’y construire une nouvelle route. Tenez, pour vous faire envie, voici une photo de la pyramide de Noh Mul :

« Attendez pourquoi un bull... Oh... »

« Attendez pourquoi un bull… Oh… »

Oui, l’autre face de la médaille, c’est qu’on a pioché directement dans le monument pour trouver les matières premières qui ont servi à façonner la route ; le Belize est un petit pays voyez-vous, on n’y fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

« Techniquement, on est juste passé d'un hommage aux Mayas à un hommage aux Romains ! »

« Techniquement, on est juste passé d’un hommage aux Mayas à un hommage aux Romains ! »

Noh Mul, c’est triste mais c’est comme ça, est situé sur une propriété privée ; or, un beau jour, le député de la province, une société de construction et le propriétaire des lieux se mirent d’accord pour donner une seconde jeunesse à sa pyramide, et voilà. Route.

Je suppose qu’on eut ce jour-là un accès très véhément de pragmatisme, ou alors qu’un peu d’argent a été impliqué à un niveau ou à un autre ; toujours est-il qu’en 2013, des bulldozers s’en vinrent mettre gaiement un terme à deux millénaires d’Histoire, déclenchant une indignation horrifiée dans tout le pays et soulevant le courroux du gouvernement, qui projetait plutôt de soumettre le site à la lente mort du tourisme au lieu de le tuer d’un seul coup comme le premier conquistador venu.

« Et s'il n'y a pas de route, comment vous voulez qu'ils viennent, vos touristes ? »

« Et s’il n’y a pas de route, comment vous voulez qu’ils viennent, vos touristes ? »

Depuis quelques années déjà, les entrepreneurs de la province en question étaient périodiquement épinglés pour grignoter ça et là les antiques structures afin d’en récupérer les matériaux, jusque-là sans conséquence ; peut-être alors qu’on se trouva quelque peu enhardi par ce laxisme et qu’on décida de jouer la carte pyramide, mais ce coup-là la réaction fut virulente.

Le vice-premier ministre de Belize a ordonné l’ouverture une procédure judiciaire à l’encontre des personnes impliquées qui risquent, à ce que j’ai lu, jusqu’à dix ans d’emprisonnement, ou dix mille dollars d’amende. Traitez-moi de fataliste, mais je sens plutôt venir l’amende.

La culture Native impuissante face à la culture Call of Duty

Les civilisations natives d’Amérique du Nord prospérèrent pendant des millénaires et préservèrent cahin-caha leur indépendance face aux colonies avant d’être finalement vaincues par la jeune armée des états-Unis, ses armes à feu et ses maladies.

Leur ethnie existe fort heureusement toujours, mais ce n'est plus tout à fait la même culture.

Leur ethnie existe fort heureusement toujours, mais ce n’est plus tout à fait la même culture.

On sait que les Indiens d’Amérique s’étaient montrés initialement amicaux envers les nouveaux arrivants et leur culture, pour le peu qu’on en connaît, tend à séduire les Européens dans leurs villes de béton. Aujourd’hui, les civilisations occidentales ont sensiblement honte de leurs actions en Amérique du Nord, qui rejoint ainsi l’Amérique du Sud, l’Australie, l’Afrique et l’Asie au rangs des continents où nous avons maltraité les habitants.

Aussi, nous cherchons de nos jours à préserver autant que possible le patrimoine des Natifs. Je dis « nous », mais ça concerne plus les Américains, on est d’accord. Et aussi, on se dit que c’est mal barré.

En 2010, un dénommé David Smith comparaissait devant les tribunaux aux USA pour avoir retouché à sa manière des peintures anciennes dans un site appelé Grapevine Canyon. Les lieux sont particulièrement chéris par les descendants des Natifs et figurent au registre américain des sites historiques, ils contiennent de nombreux abris naturels et ont vu prospérer une population importante entre les années 1’100 et 1’900. On y trouve une forte concentration de symboles natifs gravés ou peints sur de larges pierres ou sur les murs des grottes.

Mais si ça se trouve, c'était juste des tags.

Mais si ça se trouve, c’était juste des tags.

Or, David Smith profitait un jour de la beauté des lieux au cours d’une randonnée, chose que nous ferions aussi très volontiers si nous vivions à proximité, sauf que lui avait amené son fusil de paintball. Dans une poignante parabole de la supériorité militaire des états-Unis durant les guerres amérindiennes, Smith retoucha à cette occasion 38 œuvres au moyen de projectiles à l’huile indélébiles.

Le témoignage de la tristesse des Natifs n'en sera que plus touchant.

Le témoignage de la tristesse des Natifs n’en sera que plus touchant.

Coffré par la police, notre artiste n’a pas souhaité donner d’explication à son geste, admet avoir bien vu le panneau de mise en garde et a sans doute dit « merde » à un moment ou à un autre de son procès. Il écopa de 15 mois de prison, 10 tickets d’amende et 50 heures de travaux d’intérêts généraux.

Ce n’était pas la première fois que des monuments Natifs étaient vandalisés aux USA, du reste certains sites ne sont pas révélés au public précisément pour les protéger. Et si vous voyez un défaut évident à cette méthode, et bien vous avez raison : en 2013, un site était endommagé par les véhicules lourds de l’entreprise B.C. Hydro qui n’était tout simplement pas consciente de la présence d’un trésor archéologique dans les environs.

Négligence aiguë et maladresse cartoonesque valent trois vases Ming.

À chaque fois que vous voyez un vase Ming dans une histoire, vous savez qu’il va finir en miettes et le présent article n’y fera pas exception. C’est un peu notre symbole de la pièce précieuse mais fragile, et si aujourd’hui il en reste quelques uns encore entiers, c’est bien parce qu’on en prend soin. Ce n’est pas exactement le genre de décoration qu’on trouve à l’entrée du musée sur une table basse en cristal à côté du vestiaire pour enfants.

Certains iront jusqu'à considérer qu'une vitre protectrice ne serait pas une dépense absurde pour un Ming.

Certains iront jusqu’à considérer qu’une vitre protectrice ne serait pas une dépense absurde pour un Ming.

Sauf apparemment si vous habitez Cambridge ; en 2006, une exposition eut lieu au Fitzwilliam museum, où de précieux vases de la dynastie Ming ornaient ça et là des rebords de fenêtres, tels des géraniums de luxe.

Et on parle bien entendu d’un musée traditionnel, où les sols, les marches et les murs sont en marbre lisse et rutilant. Or, il se trouve que certains escaliers sont incidemment dépourvus de parapet là-bas, parce que qui a besoin d’une barrière ou de quoi que ce soit pour s’accrocher lorsqu’on arpente le nez en l’air des lieux emplis d’œuvres à contempler ?

Donc arriva ce qui devait arriver, un beau jour un visiteur dévalant les marches mit le pied sur son propre lacet, perdit l’équilibre, bascula en avant et vous savez que dans ces moments-là, le cerveau passe immédiatement en mode « survivre à la prochaine seconde » : le malheureux projeta instinctivement sa main vers la seule accroche à sa portée, en l’occurrence un support de fenêtre orné de trois vases, manqua ledit support mais non les vases, et emporta toute la précieuse vaisselle avec lui dans la suite de son périple.

Et je tiens à ajouter à l'attention de ceux qui me connaissent personnellement : je sais ce que vous pensez, mais ce n'était pas moi.

Et je tiens à ajouter à l’attention de ceux qui me connaissent personnellement : je sais ce que vous pensez, mais ce n’était pas moi.

Notre héros s’en tira nettement mieux que les poteries et se releva sans bosse ni entaille, malgré plus de 400 éclats vengeurs et tranchants répandus autours de lui. Il sortit du musée en s’époussetant et, inconscient de la valeur de la casse, oublia toute l’histoire pendant quelques jours, le temps de voir sa tête à la télévision accompagnée d’un avis de recherche, expérience qui doit être grisante. La police l’interpella peu après et il peina à convaincre la justice que son geste était involontaire.

Mais pour une fois, happy end pour tout le monde : le voltigeur ne fut pas reconnu coupable de vandalisme et les morceaux recollés jusqu’à la dernière miette, avec en bonus une leçon de prudence tout à fait valable retenue par le conservateur du Fitzwilliam museum.

Un spéléo-club français nettoie une cave préhistorique et en efface les peintures

On sait que dans un sens, plus une œuvre est ancienne, plus elle est précieuse. C’est pour ça que dans la grande bourse de la valeur des arts de nos ancêtres, les peintures et gravures préhistoriques ornant les murs de certaines grottes font office de références inestimables qui resteront toujours en marge de tout ce que l’on accomplira jamais, tel un majestueux doigt tendu bien haut à tous nos progrès réalisés depuis lors.

Elles sont le témoignage tangible du fait que l’homme cherche à s’exprimer par les arts depuis toujours et qu’il viendra un temps où un reliquat de mur d’usine couvert de dessins de bites et d’insultes sprayées en noir aura une valeur incalculable.

L’Histoire en marche.

L’Histoire en marche.

La grotte de Mayrière supérieure, en France, est un de ces lieux ayant abrité la vie lorsque l’Homme était encore un bourrin ignorant et égoïste sans estime aucune pour son environnement et livré à la loi du plus fort. En pagne. On y trouve des peintures datant de plus de quinze mille ans représentant deux larges bisons, ce qui prouve que les Français voyageaient déjà beaucoup.

Or, un beau jour de 1992, des ados se rendirent sur le site, mais si vous vous figurez des teigneux à casquette secouant leurs bombes graff, vous faites erreur : il s’agissait de jeunes et joyeux galopins bien intentionnés et encadrés par des adultes et qui, youkaïdi youkaïda, entreprirent de nettoyer la grotte de ses déchets et de ses nombreux graffitis sans rien demander à personne. Parce qu’ils étaient cons. Gentils, mais cons.

Ils firent montre d’un zèle déplorable ; lorsqu’ils arrivèrent à la moitié du second bison, quelqu’un souleva une question intéressante sur la différence entre un tag de bite et un bison bien incrusté, et on décida d’interrompre l’opération.

Beau boulot les gars !

Beau boulot les gars !

Les officiels du gouvernement qualifièrent l’incident « d’absolument stupide » et je trouve que ça résume assez bien.

Une gentille mamie à l’origine de la plus hilarante tragédie du monde de l’art.

Vous savez comment ça va dans ces petites communautés à l’ancienne : on s’arrange. Système D. Un toit à réparer ? On fait appel au couvreur. Un char cassé ? On s’en va quérir le charron. Une peinture ancienne à retoucher ? On fait appel à la fidèle paroissienne octogénaire, parce qu’elle a un joli coup de pinceau.

Pas toujours, c’est vrai. Pour d’innombrables bonnes raisons qui figurent toutes sur cette photo :

Je trouve qu'elle lui a donné une expression réussie, comme s'il se demandait ce qui s'était passé.

Je trouve qu’elle lui a donné une expression réussie, comme s’il se demandait ce qui s’était passé.

En été 2012, une hasardeuse entreprise de rénovation d’une peinture du XIXème siècle tourna au gag ci-dessus à Borja, en Espagne ; bien que l’origine de la décision varie selon les sources, le résultat est indéniable. Les habitants n’en crurent pas leurs yeux. Internet non plus. Inutile de dire que les parodies allèrent bon train, dont vous trouverez un petit aperçu ici.

Et aussi là, parce que je ne résiste pas à l'envie d'ajouter celui-ci.

Et là, parce que je ne résiste pas à l’envie d’ajouter cette photo.

Cela dit, la peinture gagna ainsi une popularité qu’elle n’aurait jamais connue autrement puisque le résultat fit crouler de rire toute la planète. Plusieurs pétitions circulèrent pour la maintenir en l’état et, comme on peut s’y attendre, il se trouva même du beau monde pour lui octroyer une définition avec plein d’emphase et de mots.

La contre-restauration reste cependant planifiée et, pour la financer, l’entrée fut rendue payante pour les touristes affluant du monde entier pour rire un coup.

Et comme Cecilia Giménez, l’artiste octogénaire, n’est pas née de la dernière pluie, elle a entamé une procédure en justice pour toucher sa part sur les entrées. Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces, et apparemment, elle s’y connaît en vieux singes.

L'autre joue maintenant.

L’autre joue maintenant.

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