Vous savez ce qui est assez nouveau au rayon des mythes et légendes qui nous font rêver ? Les déplacements. Mais si, regardez : des concepts comme le pèlerinage ou le voyage initiatique sont devenus bien plus courants à la télé que dans nos quotidiens, on s’intéresse à un hobbit qui part à l’autre bout du monde ou à un Indien qui se retrouve perdu en mer avec un tigre, on aime ça parce que ça nous fait voyager. Dans nos têtes.
Par contre quand il s’agit de faire cent mètres pour acheter une botte de radis, il n‘y a plus personne. Dur retour à la réalité : cent mètres ? Houlà !
Et bien la prochaine fois que vous râlerez sur une déviation ou un énième tronçon de route en travaux qui ralentit la circulation, essayez de garder à l’esprit que vous pourriez trouver bien, bien pire. La question, pour vous, est de savoir si vous rentrerez à temps pour le journal de 19h30, et pas si vous rentrerez tout court. C’est à prendre en considération.
L’autoroute de Lena, Russie.
Au centre de la Sibérie se trouve la ville qui détient le record des températures les plus basses au monde : Iakoutsk, où les nuits les plus froides affichent un joli -50°.
J’imagine que ces nuits-là sont plutôt calmes, mais allez savoir avec les Russes.
Dans les années 50, il fut décidé que Iakutsk devait être reliée au Transsiberian, la ligne de chemins de fer la plus proche de cet agréable patelin : seulement 1’200 petits kilomètres, dont une grosse moitié en plein permafrost. Et lorsqu’on sait qui tenait la boutique en Russie à cette époque, on se doute bien qu’on ne manquait pas de main d’œuvre en Sibérie. La route fut promptement établie.
Savez-vous que « Permafrost » se dit « Pergélisol » en français ? Comme ça vous saurez l’un des mots les plus inutiles du monde en deux langues !
Les ouvriers longèrent la rivière Lena et tracèrent un peu à la va vite une route de terre juste à côté, parallèle au cours d’eau. Pour ce faire, ils creusaient, et voilà. Avec les températures du coin, il n’était pas nécessaire de trafiquer quoi que ce soit pour obtenir l’une des meilleures pistes du pays.
C’est juste en été que ça se gâte. Car oui, il y a quand même un été en Sibérie. La preuve :
La Sibérie est gelée pour une bonne raison.
Lorsque les jours chauds – qui voient quand même le mercure monter à 30° – arrivent, des pluies diluviennes tendent à frapper la région jusqu’à faire déborder la rivière, transformant la piste en une sorte de mélange entre une autoroute et des rizières.
Pour les automobilistes, c’est le début des questions existentielles : combien de temps resteront-ils immobilisés dans cet enfer boueux ? Trois jours ? Une semaine ? À tout jamais ? Dans tous les cas ils n’ont d’autre choix que de prendre leur mal en patience et d’attendre un nouveau coup de froid.
Un été en Sibérie.
Dès lors, ce qui aurait dû n’être qu’un trajet de quelques centaines de bornes prend des allures de camp de survie où les réserves de vivres, de vêtements et d’essence deviennent des ressources précieuses pour lesquelles beaucoup en viennent aux mains, ce qui explique pourquoi ceux qui doivent emprunter cette route en été se munissent parfois d’une arme.
Cette situation, toute compliquée soit-elle, ne devrait pas être une raison pour ne pas porter de pantalons.
Il paraît qu’en Russie, les routes sont tellement mauvaises qu’ils ont une chanson traditionnelle sur le sujet ; ils auraient aussi une blague expliquant que le gouvernement préfère les garder dans cet état pour la prochaine invasion allemande. Quoi qu’il en soit, les habitants d’Iakoutsk n’ont bien sûr pas de plan B et risquent tous de se retrouver un jour coincés dans la gadoue, comme cette malheureuse femme qui avait accouché toute seule dans un bus il y a quelques années. Toute seule, parce les ambulances et autres véhicules de services ne s’y rendent plus, car ils y trouvent des types tellement à cran que les derniers à s’y être déplacés à grande peine pour dépanner quelqu’un s’y sont fait casser la gueule.
Et je ne l’ai pas précisé, mais rien ne garantit que vous en ressortirez avec votre véhicule.
Le Tunnel de Guoliang, Chine
Il était une fois un petit village chinois de trois-cents âmes juché au sommet d’une montagne. Pendant longtemps, son unique accès passait par un interminable sentier raide et étroit suivi d’un escalier escarpé dépourvu de parapet et découpé à même la roche.
Ne me demandez pourquoi ils décidèrent que c’était un bon coin pour s’établir, mais j’imagine que ça avait quelque chose à voir avec leurs guerres incessantes.
En 1971, la métamorphose de la Chine forçait de plus en plus souvent les villageois à relier d’autres bleds des environs. Comme on peut l’imaginer, les habitants de Guoliang furent vite lassés de voir chacun de leurs déplacements adopter des airs d’épopée olympique légendaire où chaque habitant interpréterait tour à tour quelque élu malchanceux d’une divinité ne croyant qu’en la force.
Et certainement pas en la gravité.
Ils demandèrent alors aux autorités l’établissement d’une route reliant la vallée au sommet et obtinrent en retour un enthousiaste bras d’honneur ; mais en Chine, les travaux impossibles, ils ont ça dans les gènes : il y a une montagne qui dérange ? Et on a des pioches ? Alors où est le problème ?
Ainsi, treize villageois saisirent leur courage et leurs outils à deux mains et s’en allèrent défier la montagne. Il y eut des accidents, il y eut des pertes, mais au bout de six ans, une route d’un kilomètre et demi traversait le sommet.
Et pendant ce temps, nous, nous ronchonnions parce qu’il fallait encore tondre le gazon.
Nous aurions bien tort d’en venir aux blagues « made in China », car je doute que vous ou moi accomplissions un jour quelque chose de ne serait-ce que vaguement comparable. Mais il demeure correct de souligner que cette route a un problème conséquent : sa sécurité a été pensée par des gens dont la principale référence était un interminable escalier dont chaque marche était une épreuve visant à vous faire basculer en hurlant dans l’abîme. Ce n’est donc pas une surprise de constater que la route est trop étroite, souvent dépourvue de parapet ou de barrière et que chaque contour est un angle impossible qui dans le meilleur des cas se contentera de rayer votre carrosserie.
Et il y a tout le temps des radars.
Il n’empêche qu’ils voulaient une route, ils l’ont eue. On devrait s’en inspirer chez nous, au lieu de rester les bras ballants à gueuler. On n’a pas assez de crèches ? À vos outils ! On veut une ligne ferroviaire supplémentaire entre Genève et Lausanne ? Il me semble que c’est bêtement des poutres en fer et des planches en bois, si on s’y met à plusieurs c’est vite plié. On n’a pas eu nos avions de combat ? Ça ne doit pas être si difficile d’en fabriquer nous-mêmes. Etc.
Mais j’t’en fous ! Nous, on préfère râler. Alors que si on s’inspirait des Chinois, on verrait que non seulement leur route leur rend service, mais qu’en plus elle a gagné une notoriété conséquente leur attirant régulièrement des touristes venant du monde entier tout spécialement pour visiter l’un des passages les moins sûrs de la planète.
Une journée normale à Guoliang.
Du coup, ils ne sont pas prêts de la sécuriser leur route. Baste, on fait tous des petits sacrifices.
Le pont suspendu de Hussaini, Pakistan
La région de Gilgit-Baltistan, située dans le nord du Pakistan (mais vous le saviez), a longtemps été coupée du pays par son absence totale de routes et son difficile terrain montagneux, mais à force de patience et d’abnégation, le gouvernement est parvenu à la connecter plus ou moins au reste du territoire.
Ce qu’il n’a pas réussi à faire par contre, et ce ne fut pas faute d’essayer, c’est relier le petit village de Hussaini au lieu de travail de ses propres habitants. Tous deux se tiennent en effet de part et d’autre de cette impressionnante œuvre architecturale :
Téléphonez à Indiana Jones et dites-lui qu’on a retrouvé son pont.
Chaque jour que Dieu fait, les travailleurs de Hussaini empruntent deux fois ce majestueux édifice en croisant les doigts pour que le temps reste au calme. Car s’il est considéré que le pont en lui-même est relativement sûr, chacun là-bas sait qu’il ne survivra pas à un solide coup de gueule de la météo.
D’ailleurs, ce pont-là n’existe plus depuis 2011 et a depuis été remplacé. Peut-être plusieurs fois.
Régulièrement, une combinaison de vents violents ou une mousson insistante envoie le machin au tapis et les villageois n’ont plus qu’à se retrousser les manches et en recommencer un.
En 1986, alors que le Pakistan était en train de terminer son réseau de routes nordiques, un budget correct avait été alloué à la construction d’un vrai pont, normal et gentil, qui ne donnait pas l’impression d’être déjà foutu depuis longtemps. Mais le malheureux n’était pas taillé pour cette région impitoyable et fut jeté à bas par le premier hiver.
La Route de l’Amitié (je vous jure), Chine et Pakistan
« La Route de l’Amitié » est le surnom hilarant donné à une voie reliant le Pakistan à la Chine, laquelle, comme on peut s’y attendre de la part de ces deux nations, ne s’est pas construite sans heurt : avec une moyenne d’un mort enregistré tous les kilomètres et demi, on pourrait croire que les quelques 1’300 bornes de cette route culminant à près de 5000 mètres d’altitude auraient dû étancher sa soif de sang, mais c’est comme si on avait nourri un bébé tigre avec de la viande rouge : maintenant elle réclame. Désormais pleinement praticable, cette piste ne connaîtra pas de repos avant de vous avoir tué, vous aussi. Heureusement pour elle, elle dispose pour cela d’un impressionnant éventail de moyens.
Parmi lesquels les bons vieux classiques, comme les ponts qui se dérobent sous vos pieds.
Pour sa défense, précisons que la province qu’elle traverse affichait clairement son envie de rester à l’état sauvage. Ses dénivelés imprévisibles, son sol instable, ses falaises abruptes, ses fleuves sauvages et ses canyons béants auraient dû résonner comme autant d’avertissements. Remarquez que si ça avait stoppé les Chinois, on aurait dit d’eux qu’ils s’embourgeoisent. D’ailleurs on voit bien qui a l’habitude des travaux impossibles : sur les 902 victimes enregistrées, seules 82 étaient chinoises.
Néanmoins, après des années de travaux, la nature fut finalement domptée, de la même façon qu’on dompte un varan de Komodo en lui passant un collier dans son sommeil. Depuis, la piste réalise l’impossible pour se montrer aussi dangereuse à traverser qu’elle l’a été à façonner et ne se lasse pas de trouver de nouveaux et innovants moyens de vous faire regretter de l’avoir appelée « route de l’amitié ». Par exemple tenez, voici beaucoup d’amitié :
Copain !
Le 4 janvier 2010, un glissement de terrain boucha totalement une rivière, provoquant une impressionnante inondation qui s’en alla engloutir plusieurs villages, déplaçant 1500 pauvres hères et créant un lac tout neuf.
Outre les constants problèmes qui bloquent périodiquement la piste, vous risquez aussi d’avoir des emmerdes avec des terroristes, que l’on dit arpenter parfois les lieux pour enlever des touristes. Et si vous survivez à la fois aux éléments et aux terroristes, vous avez toute mon admiration. Mais faites quand même attention aux léopards des neiges.
Est-ce une consolation de se savoir mangé par une bête magnifique ?
Ah, et prenez garde à l’altitude aussi : l’oxygène y est moins dense que ce à quoi nous sommes habitués, ce qui peut tout à fait s’avérer fatal sans un entraînement adéquat.
Ceci dit, je ne cache pas mon admiration envers les milliers d’ouvriers qui ont travaillé d’arrache-pied sur ce truc en souffrant continuellement d’un déficit d’oxygène.
La Route de Yungas
Si la route Sibérienne est parfois surnommée « la route de l’Enfer », celle de Guoliang « la route ne tolérant pas l’erreur » et la piste sino-pakistanaise « la route de l’am – ah mon dieu, attention, un roch-*BAM* », celle que nous allons voir maintenant, située en Bolivie, met tout le monde d’accord en ayant remporté à la loyale le titre de « la Route de la Mort ».
Routier est un beau métier en Bolivie.
Je ne doute pas que si vous êtes un peu globe-trotter sur les bords, vous avez déjà entendu parler de cette route, parce qu’elle n’y va pas avec le dos de la cuiller : elle prend entre 200 et 300 vies par année, comme une divinité cruelle.
D’ailleurs elle a bien un petit côté « Quetzalcóatl »
Bon, je ne vous fais pas un dessin : une route escarpée, pas de barrière et des falaises à pic, vous vous doutez bien qu’ici, ce ne sont pas les léopards qui auront votre peau. Et en dépit de ce qu’on pourrait penser à première vue, cette piste est extrêmement empruntée, formant le principal axe entre trois grandes villes du pays. Nombre de routiers y circulent chaque jour au fil d’un traintrain quotidien les voyant se lever chaque matin comme des marines le jour de l’assaut sur Iwo-Jima.
Quoi de plus romantique qu’admirer les belles falaises Boliviennes en regardant tomber les camions ?
L’unique règle respectée consiste à laisser celui qui monte raser la paroi, offrant au type qui descend le loisir de se coller au vertigineux abîme dans une version bolivienne de la roulette russe. Certes, le gouvernement a entrepris quelques actions visant à élargir certaines parties de la piste, mais il est permis de penser qu’il n’arrivera jamais à diminuer les risques à un niveau raisonnable tant que personne ne lui aura parlé de ce truc qu’on appelle des « tunnels ».
Ce qu’il faut à la Bolivie, c’est treize Chinois.
Los Pinos, Colombie
(Attention si vous êtes au boulot, le lien donne sur Youtube)
Je sais qu’il y a parmi mes lecteurs des vrais voyageurs, mais alors des vrais de vrais : pas ceux qui se taillent une année à Melbourne pour apprendre l’anglais en éclusant des bocks avec des francophones, pas ceux qui arpentent l’Asie pour aller y bouffer des billes sur les plages de bleds entièrement vendus à l’occident : des purs voyageurs, dont le mode de vie voire la profession gravitent autour d’endroits éloignés et parfois dangereux qu’il leur faut rejoindre pour y exercer une activité souvent difficile. À ceux-là, envers qui j’avoue avoir une certaine admiration parce qu’il faut du courage, j’ai envie de dire : lopettes !
Malgré votre entraînement, votre passion, votre dévouement et votre expérience, des enfants vous battent à plate couture ! En pensant à autre chose ! Jamais votre vie exaltante, aventureuse et souvent risquée n’avait autant ressemblé à une partie de Call of Duty.
Parce qu’il existe en Colombie un endroit appelé « Los Pinos », où les enfants se rendent chaque jour à l’école en tyrolienne.
Et non, pas la tyrolienne de notre parc de loisirs préféré, construite en nanotubes de carbone et soigneusement entretenue par une armée d’experts, mais bien un machin bricolé avec les moyens du bord, incluant une grosse corde en chanvre, une poulie mérovingienne et quelques prières.
L’unique école de la région se trouve de l’autre côté d’une ravine au fond de laquelle coule la rivière « Rio Negro » (= « Rivière Noire », c’est rassurant) et, selon le gouvernement, les habitants de l’endroit ne sont pas assez nombreux pour justifier l’onéreuse construction d’un pont. Donc les mômes n’ont que deux options : contourner le ravin à pieds et tailler deux heures de marche pour rejoindre l’école, ou risquer leur peau durant un très bref voyage de 800 mètres.
Deux heures de marche ce n’est pas tant que ça pourtant, les enfants c’est plus ce que c’était.
Permettez-moi d’insister sur le fait qu’on parle de petits enfants et certainement pas d’une bande de potes cherchant un vague frisson entre une séance de grimpe en salle et une heure de pédalo, et ces petiots, ils risquent leur peau pour aller à l’école ! On se souvient tous de notre scolarité, on s’y rendait généralement assis dans un bus. Et si par malchance le véhicule tombait en rade, même juste en face de votre domicile, le chauffeur n’aurait jamais pris le risque insensé de vous laisser traverser la route et vous aurait maintenu de force dans le véhicule, quitte à s’asseoir sur vous.
À l’image : rien de spécial, juste une fillette se rendant à l’école avec son cartable et sa petite sœur dans un sac de jute (ce n’est pas une blague).
Mais en Colombie, nan-han : les gosses s’agrippent à un bout de bois et à une vieille corde, puis se rendent à leurs études en sachant que tout accroc ou coup de malchance leur vaudra de disparaître à jamais dans les méandres de la Rivière Noire.
Ce qui, signalons-le, n’est jamais arrivé.